Une tempête s'était abattue il y a quelques nuits. Un vent à déchirer les voiles et des rouleaux à écraser les proues contre les récifs. Muireall aimait ce temps là ; ce qui était des mauvaises nouvelles pour les autres étaient des bonnes pour son commerce. La pêche allait bientôt s'annoncer.

Ce n'était pas du cynisme, ni même un sens exacerbé des affaires qui le poussait à la mer chaque jour qui suivait un naufrage, non. L'argent n'avait jamais été autre chose à ses yeux qu'un moyen d'avoir un toit sur la tête et un repas le soir. Il avait toujours fonctionné ainsi : tout se monnaye, et ce qui a le plus de valeur, c'est justement ce dont personne ne veut s'occuper. Là, il était certain que personne ne lui ferait concurrence.

Peu lui importait qu'on le regardât étrangement, lorsqu'il venait vendre ses trouvailles à Coven Island. Il entendait les murmures sur son passage, mais n'y prêtait qu'une maigre attention. Voire, il déformait les racontars, et préférait se souvenir qu'on avait vanté ses mérites de nageur. C'était une vérité avec laquelle il était plutôt d'accord.

Ce matin là, donc, Murieall quitta sa couchette à bord du Badb avec la ferme intention d'aller barboter près des récifs de la Vallée des Morts où, à coup sûr, il trouverait son précieux butin. Les autres habitant du bateau s'était habitués à le voir disparaître à la première accalmie. Le Badb était de toute façon connu pour sa gestion chaotique de son équipage. Le rafiot tenait plus de l'auberge sur roulis que d'un véritable navire, et n'avait pour but que d'offrir un refuge à une faune de parias diverse et variée. Les gens y venaient, restaient un temps, repartaient, sans que personne ne leur demandât le moindre compte. C'était le genre de chaos que Muireall aimait particulièrement. On le laissait tranquille.

Et il aurait pu l'être longtemps encore s'il n'avait pas eu le malheur de passer devant la cabine d'Eona en voulant se rendre sur le pont. Comme s'il avait eu le choix : la cabine de la sirène était entre la sienne et le pont du Badb. Impossible d'y couper.

Oh, ce n'est pas qu'il détestait Eona, au contraire. C'était qu'il aimait bien pêcher seul, et que c'était une notion qui semblait assez étrangère à cette petite fouineuse. Mentalement, Murieall compta les secondes, guettant la voix d'Eona qui viendrait inlassablement briser sa bulle de solitude.

@Eona Kelg
[crédit; cyrus]

"Hey ! Sale temps, hein ? Ca va te faire du boulot ce matin. Je t'aiderai bien mais je pense que tu débrouilleras mieux seul quand même. Non ? Tu me dis hein."

Murieall s'était retourné lentement en l'entendant cavaler derrière lui. Le bruit de ses bottes sur les lattes grinçantes, un petit trot galopant, enjoué, un peu trop pour quelqu'un qui aurait dû se réveiller il y a quelques instants à peine. Il jouait avec sa bague en l'écoutant babiller, et haussa les épaules.

"Tu peux toujours approcher le bateau si tu veux, ça me fera moins à nager."

Il n'avait encore jamais partagé ses nages avec l'un.e d'entre elleux. C'est qu'il n'était pas réellement là quand il nageait. Il finissait par devenir un bout d'écume, et le lien avec la mer emplissait son esprit, occultant le reste.

Il continua sa route vers le pont, et avisa d'un rouleau de cordage qu'il commença à nouer autour de sa taille. Normalement, il revenait toujours, et il avait confiance en ses capacités mais on n'était jamais trop prudent. Et puis, les corps qu'ils remontaient auraient besoin d'aide, eux.

"Manœuvre doucement pour pas trop les secouer. Moi ça va, ceux d'en bas sont patients."

Ceux d'en bas. Ses noyés, ceux qu'il pêchait près des épaves, et dont la revente payait les réparations du Badb, et à défaut, une soupe de poissons.

@Eona Kelg
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La conduite d'Eona a toujours été acrobatique. Muireall se cramponna au bastingage pendant qu'elle manœuvrait, rapprochant le Badb des récifs abrupts de la Vallée des Morts. Si les autres, dans les cabines, ne dégringolaient pas de leurs couchettes pendant ce chahut, c'était un miracle.

"Hey, Muireall, par là, j'en vois un flotter !"

Il se tourna vers elle pour suivre son regard et lorsqu'il se pencha de nouveau par dessus bord, il aperçu effectivement une première masse informe, chaloupée par les remous, dont une des extrémités semblait être coincée par une excroissance rocheuse. Il hocha la tête, incapable de dissimuler un sourire, accrocha l'autre extrémité de sa corde au mât, et plongea par-dessus bord, la tête la première.

L'eau salée l'engloutit. Son corps, si lent, si pesant, à la surface, devint soudainement aussi léger que l'onde. Il appartenait à l'océan. Les battements de son cœur, calés sur la houle de la surface, achevaient cette harmonie organique. Ce n'était pas de la joie que Muireall ressentait lorsqu'il était sous l'eau. C'était au-delà. Il profita quelques instants de ces retrouvailles, avant d'apercevoir, à contre-jour, son précieux butin. Il s'en approcha de brasses lentes, et le saisit par la taille, avant de tirer quelques petits acouts sur la corde. C'était le signal pour qui était sur le pont du Badb : il était temps de remonter les corps. Murieall économisait ses forces et se laissait docilement flotter, à moitié émergé, attendant qu'Enoa le tracte jusqu'au bateau, où il se hissa à bord après l'avoir aidée à passer le corps par dessus le bastingage. Il s'ébroua, souriant, et s'empressa d'enrouler sa trouvaille dans un grand drap. Eona lui ferait certainement les poches. Il l'a laissait faire. Parfois, si une babiole lui plaisait particulièrement, il marchandait un peu, mais il ne s'intéressait pas aux richesses de ses morts.

Déjà, il scrutait de nouveau l'horizon, à la recherche d'autres butins.

@Eona Kelg
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Murieall remonta encore deux autres corps -la Navy, si on en croyait les uniformes. Il les déposa également un à un dans un drap, détacha la corde et se sécha sommairement avec un linge.

"Il y en a d'autres, mais sur le bateau, tout au fond. Dans une belle cabine. Je dois réfléchir à comment les récupérer."

Il balaya le pont du regard à la recherche d'une idée. En même temps, il calculait combien ses trouvailles allaient leur rapporter.

"Je ne sais pas si c'est une bonne idée de les ramener avec les uniformes. La Navy ne va pas aimer."

Ce n'était pas par compassion que Murieall s'inquiétait autant. Il craignait surtout que les gens les tiennent pour responsables des corps qu'ils aillaient ramener à Coven Island. Il fixa Eona, indécis, guettant sa décision.

@Eona Kelg
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"Je m'en charge, t'inquiète"

Murieall lui sourit, rassuré. Il avait parfaitement confiance dans la débrouillardise d'Eona. C'était le socle de son chaos, quelque part. Peu importait la situation, elle serait toujours assez créative pour trouver comment s'en dépêtrer. Et il en était même assez admiratif. Naturellement, s'il avait su ne serait-ce qu'un tiers des entourloupes et autres tours de passe-passe de la sirène, peut-être qu'il aurait déchanté. Enfin. N'importe qui d'autre aurait déchanté. Mais quand pêcher des cadavres tient autant du hobby que de métier, le sens de la moral devient souvent très relatif.

"J'ai confiance." Dit-il d'un ton sans équivoque, avant de repasser le pont du Badb en vue, à la recherche d'outils adaptés.

Murieall ne s'étendait jamais sur ses sentiments. Il les exprimait une fois, les tenait pour dits, et toute déclaration amicale revêtait des allures factuelles et sobres. Il ne savait pas faire autrement, personne ne s'était jamais occupé de le lui apprendre. Et même si ça avait été le cas, quelque chose en lui, dans sa nature même de kraken, faisait qu'il rechignait à l'envie de trop s'attacher aux gens. Et en ce moment précis, maintenant qu'il avait complimenté Eona, son esprit avait clôt le sujet et s'intéressait à tout autre chose, à savoir, comment ouvrir cette fichue porte de cabine.

"T'as besoin de quoi ?"

Très bonne question. Ravi de constater qu'Eona était sur la même longueur d'onde que lui, Murieall la gratifia d'un nouveau sourire, et expliqua son idée, tout en s'encordant de nouveau.

"Une autre corde, un mousqueton. Ca c'est pour remonter les gros objets. Tu aimerais des coffres ? Tu saurais quoi en faire ?"

C'était une question rhétorique. Elle savait toujours quoi en faire.

"Et une hache, un hameçon, un marteau, je ne sais pas, pour ouvrir la porte."

Ouvrir la porte. C'était si joliment dit.

@Eona Kelg
[crédit; cyrus]