cadre présentation

Tout commence en un temps si lointain que les noms ne s'en sont pas transmis. Habile dans l'art de tremper le pain de racines dans une décoction d'algues fermentées pour lui donner le goût de la viande, elle n'avait guère d'autres charmes ; mais elle tenait entre les salines et la falaise un petit restaurant qui servait d'asile aux âmes perdues, et un jour, un naufragé lui offrit ses services. Il avait perdu la mémoire et ne la retrouverait jamais. Maudit, ou échappé des eaux où s'était faite l'union terrible, il était fascinant et perdu, une statue faite homme. C'est de lui que naquirent les premiers hybrides léviathans de la lignée maternelle. La Grande Ancêtre nomma son premier-né Solarion, dans l'espoir qu'il lui apporte la fortune.

Elle ne vit pas cette ère mais son voeu s'exauça. Le restaurant se développa. Auberge, dépendances, abris pour les oiseaux que les visiteurs venaient contempler de très loin... Les léviathans surtout convergeaient vers ce centre d'échange depuis les bois voisins, y tenaient des rencontres et y partageaient des techniques lors de grandes fêtes communautaires. La famille prit le nom d'Arion, consacré comme celui du manoir. De mère en fille, une demeurait, ses racines dans cette terre ardoisée et ses cheveux emportés par le vent chargé de sel. Et puis, vinrent les tempêtes, le client fou, l'incendie, les dettes, et le rachat par ce professeur de l'école de guerre qui avait envie d'une garçonnière prestigieuse.

Il s'appelait Murchan Phillingane, il vient de mourir et Milgrim vient de naître. On a trouvé le corps dans son fauteuil, voisin du berceau, le regard tourné vers la fenêtre dorée qu'avait sculptée un Arion ébéniste de longues décennies plus tôt. Dans sa main, une missive relate comment et pourquoi il lègue toute sa fortune aux Arion et en particulier à cet enfant, le fils de sa servante, dernière descendante de la famille locale. Fils de deux léviathans, l'une blottie terrifiée dans la chambre à côté après avoir entendu deux coups de feu, l'autre couché à terre sur le tapis entre le fauteuil et le berceau, le contenu de son crâne répandu aux lignes du parquet avec ses souvenirs. La maison a déjà bu les souvenirs d'autres léviathans sortis de la mer, et Stelly Andrake ne serait pas le dernier.

"Moi, Murchan Phillingane, professeur émérite, déclare être seul responsable pour le meurtre de Stelly Andrake, capitaine de vaisseau. Une balle pour lui, une balle pour moi, c'est ainsi que tout devait finir. J'ai peut-être attendu trop longtemps. C'est le seul crime que je reconnaisse.

J'ai acquis cette propriété il y a bien des années, mais l'histoire que je dois vous conter pour expliquer mon acte a commencé plus tôt encore. Toujours est-il que cet achat avait une condition : garder une femme de la tribu Arion à mon service, et ne jamais l'arracher à ces murs. Je l'ai fait, et c'est à présent la troisième génération que j'emploie, maintenant les traditions de leurs ancêtres en vie pour autant que j'en sois capable. J'ai préservé leurs anciens lieux de rassemblement et de travail, étudié les symboles gravés dans la pierre, observé leur calendrier notamment en ce qui concerne les plongeons rituels.

Cette jeune fille qui me sert aujourd'hui, la dénommée Yerling Arion, est la destinataire directe de mon testament. Charge à elle d'en faire profiter ses descendants. A mon tour, je n'ai qu'une condition : qu'elle s'assure que le petit Milgrim ait accès à de bonnes études s'il survit jusqu'à cet âge, et en exprime le besoin. Le navire de Stelly Andrake, amarré au quai, lui revient également en expiation des actes que ce dernier a commis à son encontre. Je sais que le capitaine avait prévu de me léguer ses biens s'il lui arrivait malheur en mer et, quoique porteur de ce malheur, je fais valoir ce droit aujourd'hui.

J'étais un jeune professeur ambitieux et sans attaches lorsque j'ai croisé, lors d'un bal, un de mes élèves en grand uniforme. Il avait obtenu son premier commandement en mer et s'apprêtait à quitter le rivage, et j'ai été surpris par le regard qu'il me jeta. On riait autour de nous, on dansait sur une douce musique, on se réjouissait des conquêtes à venir. J'avais à mon bras une jeune dame que ma parentèle aurait fort aimé me voir courtiser. Et lui me regardait comme si je venais de lui tirer une balle dans le coeur. Si nous avions su alors comment tout cela se terminerait... Je me suis excusé auprès de mes amis pour aller échanger quelques mots avec lui. Il m'a dit :
"Vous parlez si bien. Vous auriez pu employer ce talent pour nous galvaniser dans une autre direction. Vous n'avez pas l'impression de nous avoir sacrifiés ?"

Il était intoxiqué, c'est ce que je me suis répété, il ne savait pas ce qu'il disait. L'angoisse de son premier poste à responsabilité devait causer une légère crise chez lui. Je l'ai raccompagné patiemment, évitant que d'autres l'entendent. C'était longtemps avant que l'on n'évoque une révolte des léviathans ; longtemps avant que je ne comprenne qu'il était un léviathan lui-même.

Cette nuit-là, j'ai fait un cauchemar horrible. Le bal se poursuivait, et au loin, de grands feux d'herbe brûlaient. En y prêtait plus grande attention, je m'aperçus que c'était un champ de bataille, à quelques dizaines de mètres de la fête, et Stelly était à terre, et un ennemi au-dessus de lui s'apprêtait à le poignarder. Et j'entendis, clair malgré la musique, le choc tranchant et métallique et la chair qui se déchirait comme un tissu et le cri muet et le regard, toujours ce regard qui me traquait, et j'ai su que je ne pourrais plus jamais avoir la conscience tranquille. Soudain le sol l'engloutit et je me réveillai en sursaut. Ce n'était qu'un rêve, mais il me hanta longtemps.

J'ai continué à enseigner la stratégie. Mais quand j'ai entendu dire que Stelly avait disparu au combat, je me suis réorienté vers une discipline différente. J'avais amassé des connaissances remarquables au sujet des diverses cultures, qui seraient mieux employées dans un champ de recherche plus neutre ; et d'autres brûlaient de reprendre la chaire de stratégie navale, aussi je ne manquerais à personne. J'étais plus attentif à ma relation avec les étudiants, et je remarquai quelque chose qui m'avait jusque-là échappé. Avec quelques-uns d'entre eux, je tissais des relations profondes et même ambigües. Et je compris avec horreur que j'avais été amoureux de Stelly Andrake, et qu'il l'avait sans doute remarqué bien avant moi, bien trop tôt pour changer quoi que ce soit aux destins qui avaient été les nôtres. Il n'y avait pas fait une seule allusion mais son regard prenait un autre sens dans mes souvenirs. Et il me manquait terriblement. A chaque anniversaire de son naufrage, je tenais une veille secrète dans mon bureau.

Et puis, le miracle. On retrouva Stelly sur une plage perdue, mutique et déguenillé, presque revenu à l'état sauvage mais bien en vie. Il portait des marques de coups de poignard qui avaient guéri contre toute attente, et il faisait de grands gestes en direction de la mer en mimant quelque chose de catastrophique. C'est alors que j'acquis la demeure Arion sur Cover Island. Je pris beaucoup de temps dans ces lieux calmes pour prendre soin du naufragé et peu à peu, il regagna une partie de sa raison. Une partie seulement. Il redevint capable de naviguer, et même de commander un bateau de pêche, ce qui devint sa principale activité, mais il tombait dans de terribles crises de rage lorsque l'un de ses filets ramenait par accident quoi que ce soit qui ressemblât à un serpent. Et avec les années, son mental ne faisait que se déteriorer à nouveau, tandis que mes propres pensées ressemblaient de plus en plus à une bibliothèque que ne visitait personne.

Je l'avais sacrifié. J'avais tué ce jeune homme prometteur. En esprit, sinon en corps.  J'avais éteint une étoile. Il me restait à concrétiser ce geste. Je n'ai jamais pu m'y résoudre jusqu'à ce que la demoiselle Arion tombe malade. J'ai veillé sur elle en accord avec les traditions de sa famille, dans l'espoir de la réconforter, songeant que si elle mourait entre mes bras, elle serait la dernière des siens. J'ai envoyé les pêcheurs capturer un grand lion de mer et préparer sa peau pour l'en envelopper. Lorsque vous chassez ces grandes créatures, il est impossible de voir les marques de la peau sous cette épaisse crinière ; vous en découvrez la cartographie une fois la pelisse tannée, comme on découvre un tatouage crânien en rasant la tête d'un prisonnier.

J'ignore pourquoi les Arion emploient cet objet pour couvrir leurs malades, mais il semble que la vision de ces cicatrices éclaire leurs pensées comme une constellation que nous autres ne pouvons lire.

Mais quand elle vit la peau et les marques d'anciens combats qui y traçaient leurs lignes, elle se mit à hurler. Elle s'empara de ma main et me supplia de rester auprès d'elle. Son esprit, resté clos, venait de s'ouvrir : elle n'était pas malade, elle allait avoir un enfant. Je ne m'en doutais pas plus qu'elle, mais je fis de mon mieux. Je ne lui connaissais même pas d'amourette. C'est alors qu'elle me dit que le capitaine Andrake, tout blanc de cheveux et dément qu'il fût, l'avait entraînée dans une relation secrète qu'elle m'avait cachée par peur de me briser le coeur. Elle savait que nous étions un vieux couple ; tout était bien plus clair dans son esprit que dans le nôtre.

L'enfant naquit tandis que les pêcheurs étaient retournés en mer comme à leur habitude. A son retour, j'allai trouver Stelly. En regagnant la demeure, nous avons longuement parlé. Il a reconnu vouloir engendrer la nouvelle génération des Arion, bien que cette stupide servante qui ne comprenait pas sa propre valeur y soit peu disposée, et raviver la gloire des léviathans de jadis, et au cours de cette conversation, alors qu'il me tournait le dos, je l'ai abattu avec sa propre arme. Puis j'ai écrit cette lettre. Je ne vois pas d'autre issue. Ma vie a été longue, bien trop longue. Que nos corps soient rendus à la mer et en nourrissent la vie."

A la lecture de ce récit, personne n'avait confiance en la pauvre Yerling pour prendre la suite de quoi que ce soit ; si elle pouvait tenir lieu de nourrice à son rejeton et l'amener à l'âge d'homme, c'était le bout du monde. Milgrim était un nourrisson nerveux et maladif, sans doute suite à la nuit de terreur qui avait été sa première nuit. Mais un beau matin, on la vit sur le pont, la peau du lion de mer nouée autour de ses épaules pour transporter l'enfant, et elle déclara qu'elle héritait de Stelly et qu'elle était désormais le Capitaine Andrake. Aux questions de l'équipage, elle déclara, du ton de celle qui ne répétera pas deux fois :
"Je ne suis pas sa femme. Je l'ai écorché et je porte sa peau. J'en ferai meilleur usage que lui."
Et dès lors, elle fut le capitaine Yerling Andrake, et Milgrim fut Milgrim Andrake, et le petit frère qu'elle avait et qui l'avait jalousée toute leur enfance pour être celle qui transmettrait la lignée la boudait maintenant, parce qu'elle ne suivait pas la tradition familiale. Elle le laissait en charge du manoir et de Milgrim, elle partait en mer loin de Cover Island et prenait le risque de disparaître dans les flots. Avoir d'autres enfants ne l'intéressait toujours pas et elle était armée pour prendre garde à ce que ça n'arrive jamais. Milgrim hériterait de la propriété Arion, bien que mâle, elle estimait avoir l'autorité de prendre cette décision. Encore adolescent, Folsom Arion, son jeune frère, dut s'incliner.

Elle prit soin d'assurer l'éducation de ce dernier en même temps que celle de son fils, faisant venir de Lawfort un précepteur qu'elle installa définitivement au manoir, et avec lequel elle se mit également en ménage. Aux yeux de Milgrim, cet homme déraciné qui n'a gardé aucun lien avec son ancienne vie est né en même temps que lui, il est son père et il ne s'en reconnaît aucun autre. Sessamy fut fortement encouragé à adopter à son tour le nom Andrake. Ainsi naquit une petite famille presque traditionnelle. Il prenait soin des collections de l'ancien professeur et, bien que simple humain lui aussi, tâchait de rétablir le statut de la propriété auprès de la communauté des léviathans. Dans son ombre, Milgrim apprenait beaucoup. Il voyait son oncle étudier la construction de bateaux et avait pour lui cette admiration complice née d'une enfance partagée, et de leurs ressemblances physiques.

And the rest is history- vous le trouverez dans la section "miroir" ci-dessus ! Pour résumer, Yerling Andrake disparut en mer corps et bien alors que Milgrim avait sept ans. Folsom Arion, qui ne s'entendait plus avec Sessamy, quitta la propriété pour rejoindre un chantier d'armateur où il acheva d'apprendre le métier. Les relations entre Sessamy et Milgrim se compliquèrent au point que le père inscrivit son fils à l'école sur Lawfort dans l'espoir de le mettre en sécurité, strictement surveillé dans un pensionnat scolaire pour toute la durée de ses études. A son retour, Milgrim était brillant et débordant d'idées et quelque peu décalé et ne rêvait que de rejoindre Folsom pour lui proposer ses plans. Ce dernier le prit sous son aile, mais tâcha surtout de maîtriser ses projets les plus fous ; ici, on avait besoin de bateaux classiques, qui flottent, et rien de plus. Les expériences auraient lieu dans l'atelier de la propriété Arion. Et un jour, il la transmettrait à ses descendants - ou pas.

Il y a donc aujourd'hui deux modèles d'adultes dans sa vie. Son oncle, bien sûr : c'est son principal employeur et sa source de stabilité, son guide au travers de l'île, et lui au moins il sait ce que c'est d'être un léviathan. Mais ils ont quoi, seize ans d'écart ? C'est comme un frère. Comme les cousins de la chanvrerie, qui lui ont appris à faire des noeuds de marin. Il les aime de tout coeur mais n'écoute leurs conseils que lorsque ça l'arrange. Et puis il y a son père. Sessamy Andrake, né Novimber, un pseudonyme, un gros mensonge. Milgrim en sait si peu à son sujet. Sur Lawfort, il a essayé de se renseigner mais n'a trouvé aucune trace de son existence. Alors, il se raconte que c'était un pirate, un ami de sa mère, qui devait se cacher. Et qui écouterait un pirate lui faire la leçon ?